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Pantin ou l'appel de l'Atalante

J’ai volontairement brouillé les pistes, mélangeant les images d’archives et les prises de vues actuelles. On sait où l’on est , mais plus quand on y est : c’est Pantin aujourd’hui ? hier ?

Ce travail photographique fabrique les secondes à l’aune des premières, légende les premières en regard des secondes, prélève et documente l’espace tout autant qu’il le fictionne. Se construit sous nos yeux une mythologie de Pantin.

 

Préface de Maylis de Kerangal ci-dessous

PANTIN de cinéma

Légender les images, archiver un territoire

 

Ce sont des fillettes qui paradent dans un stade lors de la fête de gymnastique annuelle. Vêtues de tuniques sombres plissées à l’antique et chaussées de tennis blanches, alignées, disposées, la frange géométrique sur le front appliqué, le geste tenu. Celles de la colonne de gauche lèvent le pouce, semblent saluer celles de la colonne de droite, lesquelles lèvent haut un cerceau, bras tendus au-dessus de leur tête. Elles indiquent de la sorte une direction à donner à notre regard : pister le cercle.

 

Cette image, la première d’une série de trente-huit photographies, donne l’impulsion, opère le saut d’appel qui nous propulse et nous conduit à faire ce bien étrange parcours dans Pantin. Car, certes, il s’agit de Pantin. Ou plutôt un morceau de, un morceau choisi, la partie pour le tout et pas n’importe laquelle. Mais on ne sait plus quand on y est : aujourd’hui ? hier ? S’agit-il d’un document historique d’une fête municipale durant les années du Front Populaire ? D’un photogramme de L’Atalante de Jean Vigo, d’un instantané pris ce matin à l’aube dans le dos d’un accordéoniste jouant au bord du canal de l’Ourcq ? Quelle est la nature de ces traces sur lesquelles notre regard rebondit comme sur les cases d’une marelle ?

 

Le cerceau s’échappe de la main de la fillette, roule au bas de l’escalier dans une arrière-cour, file le long du quai où s’amarre l’Atalante, salue les mariés posant avec sérieux engoncés dans leurs beaux habits et souriant à peine au milieu des leurs, frôle la clôture incertaine où vient se poser le bel oiseau, s’incruste par trois fois dans le mur de brique de la piscine municipale, ricoche le long de la balustrade décorée, puis court à nouveau dans le bassin tendu de lignes qui délimitent une piste, un chemin, son sillage dessinant des arabesques souples, il fonce dans la courbe des rails entre les pavés, se pose au volant du vieux camion, se métamorphose figure fantomatique de grand homme à moustaches, lettre O de camions dans l’enseigne du garage, puis œil de chat, surprend bientôt le visage d’une fillette en apesanteur, enfant-héroïne dont le regard lointain porte en lui la foule de réminiscences que le cinéma a forgées, trace au sol ses marques à la peinture blanche, puis mute ballon, boule ornementale devant le palais municipal, perle dans l’oreille de la jeune mariée, grain de son chapelet plein de promesses, bouée de pierre sur la tombe, anneau plâtré colonisé par la nature dans le cimetière, reflets de hublot dans la piscine.

Cerceau-poursuite, pousuite-focale, focale du temps.

Le photographe a brouillé les pistes, c’est lui qui sème les indices et nous balade au sein de ce marabou-bout de ficelle qui retricote le temps et l’espace tel une écharpe sensible, partition qui ne saurait être qu’un ensemble de va-et-vient entre hier et aujourd’hui, composite nostalgique pour amateur de chromo, mais se présente comme la recomposition fictionnée d’un territoire qu’il arpente comme un détrousseur de mémoire, un fauteur de trouble. Fusionnant au sein d’une même série des photographies prélevées dans la banque d’images des archives municipales et les prises de vues actuelles, le photographe trouble le temps, trouble l’espace, trouble les images. Il fabrique les secondes à l’aune des premières, légende les premières en regard des secondes, prélève et documente l’espace tout autant qu’il le met en scène, invente un temps tout autant qu’il se souvient. Il revitalise les vestiges de la ville, usines et ateliers de la cité industrielle du début du siècle, redonne vie aux visages de ceux qui y ont travaillé et y ont accompli leur vie — on y suivrait le destin d’une enfant gymnaste qui devenue jeune femme travailla à la manufacture des Tabacs, épousa le marinier. La figurine du couple de mariés posée à la fenêtre de la péniche contient ces intentions : à la façon d’un gâteau de mariage, la série fonctionne comme une pièce montée de temps et d’espace, les cycles de la vie s’y superposent en couches de strates temporelles qui garantissent l’épaisseur de ces images. La ville d’aujourd’hui gorgée de son passé, irradiée par sa part mythique, y est donc reconvertie par la force d’un scénario photographique. Au fond, entre songes et mensonges, le photographe fait ici son cinéma.

Pantin ? Un Pantin de cinéma

Pantin ? Un cinéma de Pantin.

Maylis de Kerangal

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