Le domaine des âmes vives
Ville-Évrard
Des silhouettes fragiles, diversement colorées, sculptées dans du papier crépon, habitent un décor désaffecté dans lequel elles sont posées, un lieu non-lieu, déserté de tout autre occupant. La portée de ces photographies excède toute représentation. Leur étrangeté provoque, dérange, questionne. Ces apparitions à la fois intenses et inconsistantes seraient, elles-mêmes, vidées de leur contenu. S’agit-il de dépouilles ?Un corps s’est-il un jour logé dans ces formes vagues ? Les êtres que le poète qualifiait d’âmes en peine et d’espritsdéchusseraient-ils, ici maintenant, devenus fantômes ? Des fantômes de folles, de fous ? Chacun hante, dans une posture adaptée et suggestive, le paysage qui lui a donné asile. Alors s’évoque l’empreinte d’un Quelconque, être à la fois disparu et présent, assis, debout, en marche, arc-bouté. Quelqu’une aurait erré, fait le guet, aurait chu, se serait recroquevillée, quelqu’une aurait dressé l’oreille… Car le violet, le fuchsia, l’écarlate, le pourpre, l’ocre, le vert, le jaune, le noir même, le bleu crient. Ça hurle ! Et si écho il y a, il se répercute en silence sur des portes closes, vitrées, vitreuses, délavées, marquées par l’usure du temps, des portes entrouvertes sur une échappée carrelée de blanc, une tôle ondulée… ou bien voici des escaliers qui semblent ne mener nulle part, des couloirs, un banc abandonné, une perspective sur un bâtiment désert. Presque incolore, impersonnel l’endroit, impeccablement cadré, d’une sublime neutralité, un no man’s land. La vie végétative de Camille Claudel et des autres, en exil, comme elle, « ensevelie dans le plus affreux désespoir » s’apaise dans les images de Philippe Bertin, transcendée dans une singulière beauté, une poétique, entre présence et absence. Une sépulture ? Ces scènes à la fois peuplées dépeuplées, habitées désertées, réalistes et abstraites font surgir le manque, coexister les contraires. Maniant l’oxymore, elles parlent alors d’humanité, d’humus, d’humain, d’un lieu commun de la folie.
Danielle Arnoux, psychanalyste,
auteure de l’ouvrage : Camille Claudel, L’ironique sacrifice, Paris Epel, 2001